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Le Loup Blanc

Vincent Munier, grand photographe spécialiste de l’Arctique, a pisté au bout du monde l’animal le plus mythique. Sous les ailes du petit avion filent les masses énormes et bleutées des glaciers. Ultime et farouche frontière. A bord du Twin Otter, Vincent Munier touche au but ou, plutôt, au départ de l’aventure : « Chercher le loup blanc le plus nordique, qui n’a jamais vu l’homme. Cet animal m’a toujours hanté. Il passe cinq mois de l’année dans l’obscurité totale, par des températures féroces. Pour survivre, il s’attaque aux bœufs musqués, des bêtes immenses, difficiles à isoler les unes des autres. La quintessence de la nature sauvage. » L’appareil vire et perd de l’altitude. En contrebas, ni piste ni radar pour guider le pilote mais une immense et morne nappe, la banquise. Seule zone plate des environs. Du moins en théorie, car il faut éviter les congères. L’avion se pose enfin. Vincent fait ses adieux aux quatre aventuriers avec qui il a partagé les frais du voyage.

Rapidement, il quitte la mer gelée et met le cap sur les montagnes. Il espère y trouver des bœufs musqués, donc des loups puisqu’ils s’en nourrissent. Un espoir presque chimérique : « Un ami, l’Américain Jim Brandenburg, en avait photographié ici il y a trente ans. C’était mon principal indice. Il est très difficile de trouver ces animaux qui ne marchent pas mais trottent à grandes foulées sur des territoires immenses, plus de 100 kilomètres en une seule nuit. En Sibérie, on les surnomme “les fantômes de la toundra”. Il m’était déjà arrivé de passer plusieurs semaines sans en apercevoir. »

QUANT AUX LOUPS, LE VOSGIEN EST PERSUADÉ QU’ILS N’ATTAQUENT PAS L’HOMME

Le voilà seul pour un mois, au bout du bout du monde. Un étrange univers, minéral et figé. Presque une autre planète, même si, sur une mappemonde, nos doigts peuvent s’y poser : viser le Canada et grimper le plus haut possible, jusqu’à l’île d’Ellesmere, dans l’océan Arctique. Vincent est à 250 kilomètres du dernier village, une zone inaccessible aux chasseurs. Immersion totale. Pas de motoneige mais deux pulkas (traîneaux) chargées de 110 kilos de matériel. Chaque gramme compte. L’avion reviendra dans un mois, si le temps le permet. Il faut au moins une semaine de vivres en plus, pour tenir en cas d’intempéries. D’où des mois de préparatifs, fondés sur toute une vie de bivouacs, depuis l’enfance vosgienne avec un père naturaliste. Mais, cette fois, la quête paraît insensée : partir seul et sans assistance dans la région la plus hostile à l’homme ? « Je suis amoureux de l’Arctique malgré les conditions extrêmes.

En fait, à cause d’elles », dit le photographe qui en est à son quatrième voyage en solitaire dans ce milieu, et qui s’aventure cette fois plus haut que jamais. « Mes émotions s’y aiguisent à l’extrême, passent de la peur à la sérénité, des idées noires à la joie. Comme le climat : un jour, le blizzard hurle ; le lendemain, le bruit des pas porte à l’infini dans le silence. Ça m’intéresse de soumettre le petit bonhomme que je suis à ces épreuves, de comprendre la nature intimement. » Quant aux loups, le Vosgien est persuadé qu’ils n’attaquent pas l’homme. Même si le doute demeure puisque ceux qu’il cherche n’en ont jamais croisé. Vigilance, donc. Quand il se raconte, Vincent ne joue pas les fiers-à-bras mais parle de sa « petite expérience » et confie plus de doutes que de certitudes. L’envie, surtout, de nous faire partager sa passion pour la nature, même la plus rude.

AU SEIN DE CE DÉCOR INCOLORE, LES GESTES SE FONT MÉCANIQUES, LA MARCHE, ROBOTIQUE

Cette fois, le passionné commence par plonger en enfer : – 47 °C à l’abri du vent, des températures insensées pour un mois d’avril. Vincent n’a jamais autant souffert du froid. La peur s’installe. Va–t-il tenir ? Pour survivre, il doit bouger sans cesse, même la nuit dans le sac de couchage où il se blottit et couve ses piles pour les empêcher de geler. Il passe des pointillés de sommeil par temps calme aux folles insomnies quand les bourrasques secouent la tente telle une horde de démons, malgré les sardines de 50 centimètres et les vis de sûreté. Il faut sortir et bâtir en urgence un mur de blocs de neige compacte pour faire écran. La journée, face au blizzard, le moindre bout de peau à découvert subit l’épreuve du feu glacé. Les tissus supportent cinq minutes d’exposition. Au-delà, le dommage se révèle fatal. Pour tenir, l’explorateur avale des litres d’eau chaude, suce du beurre gelé ou croque des mirabelles cueillies dans son jardin vosgien et séchées pour le voyage. Le soir, il touille sur le réchaud des packs lyophilisés : hachis parmentier, spaghettis bolognaise… Des gamelles à engloutir bien vite, car leur fumet rime avec danger : il peut attirer un ours blanc, à l’odorat si sensible qu’il repère ses proies à des kilomètres. Nourriture, vêtements, le moindre détail est susceptible de déclencher une catastrophe.

Son lointain foyer berce l’âme de Vincent tandis qu’il arpente les étendues les plus inhospitalières de la terre : Pascale, sa délicate et jolie compagne, Simon, leur pétillant petit de 2 ans. « En avançant, la chanson de “Bonne nuit les petits” me revenait en boucle ! » Au sein de ce décor incolore, les gestes se font mécaniques, la marche, robotique. Ascèse. Les jours défilent dans un vide sidérant. Sous ces latitudes, seule une minuscule poignée de mammifères a le culot de survivre. Dont de jolies boules de poils, les lièvres variables, qui blanchissent avec l’hiver. Si peu farouches que Vincent peut presque les caresser. Mais il se désole de ne pas voir de caribous de Peary, en voie de disparition à cause des bouleversements climatiques : de soudaines amplitudes de température font fondre brusquement la neige qui forme ensuite une épaisse croûte de glace. -Impossible de creuser pour chercher du lichen. Il n’y a que les bœufs musqués, plus lourds, qui peuvent s’en sortir. Mais, pour le moment, le jeune photographe n’en voit aucun. Neige et glace, blanc sur blanc, minute après minute. Une poignée de taches grises se meut au loin. Le regard se concentre… et puis non, ce sont juste des ombres que les brumes de froid font danser. Comme le Sahara, le désert blanc a ses mirages. Vincent Munier a le cœur serré. Il marche depuis une semaine et rien, toujours rien.

UN LOUP MORDILLE LES CORDES DE LA TENTE, UN AUTRE POSE SES CROCS SUR UNE DE SES BOTTES

Un soir, il plante sa tente et saisit ses jumelles, presque machinalement, pour détecter la présence éventuelle d’un ours. Loin, très loin, quelques points s’agitent. Et, cette fois, ne s’évanouissent pas mais grossissent. De plus en plus. Neuf silhouettes se dessinent : des fourrures blanches et des pattes qui galopent, fonçant tout droit vers l’aventurier. Dans l’optique luisent des yeux fauves. « C’est vous ? Je vous ai tant cherchés ! » lance le photographe, la voix brisée par les sanglots. Les loups ralentissent, l’encerclent. Prudemment, Vincent saisit un appareil photo, se couche dans la neige et laisse s’approcher la meute. Tout près. Ses yeux dans les yeux d’or qui interrogent, avec une troublante lueur d’intelligence, la présence de cette créature inédite. Un loup mordille les cordes de la tente, un autre pose même ses crocs sur une des bottes de l’homme à terre. Mais sans mettre la moindre pression, pour voir… Dès que Vincent se redresse un peu, les créatures s’enfuient à 10 mètres et restent un temps figées, craintives et perplexes. Vincent continue de leur parler. Sa voix ne les dérange pas, mais quand un loup pousse un peu le traîneau, histoire de comprendre quel est ce drôle d’animal, le grincement de la coque sur la neige le terrifie, comme ses copains. Ils resteront là vingt minutes. Soudain, la meute se reforme et les loups repartent. Vincent les suit, quelque 5 kilomètres. Ils finiront par disparaître, en file indienne, dans le soleil couchant.

LE LOUP A PASSÉ DEUX JOURS AVEC MOI. UNE FOIS, JE L’AI VU CHASSER DES LIÈVRES. EN VAIN. IL SE DÉBROUILLAIT TRÈS MAL

Qu’importe si Vincent, comblé, ne croise plus rien pendant les trois semaines restantes ! Le miracle a eu lieu et se double d’un autre : la température s’adoucit, les nuits ne sont plus cette longue torture à chercher le sommeil sous la morsure continuelle du froid. Et c’est pour cette raison que Vincent se laisse surprendre, réveillé en sursaut par un bruit de pas autour de la tente. La démarche est lourde. Il ne s’agit donc ni d’un lièvre ni d’un renard. Un ours blanc ? Le long de sa couche, le Vosgien garde un fusil, loué à un Inuit au village de Resolute Bay, chargé de balles en caoutchouc. Il dispose aussi de pétards et de vraies balles, en cas d’extrême nécessité. Après s’être extrait du sac de couchage, il ouvre doucement la fermeture à glissière d’une petite fenêtre et se retrouve nez à nez avec un loup. Seul. Qui le contemple en silence. Sans doute expulsé de sa meute, il manque de compagnie. Il prend alors ses quartiers, s’assoit longuement non loin de son nouvel ami, disparaît brusquement et réapparaît tout aussi mystérieusement une heure après. « Il a passé deux jours avec moi. Une fois, je l’ai vu chasser des lièvres. En vain. Il se débrouillait très mal. Sans ses compagnons, malheureusement, il a peu de chances de s’en sortir. » Mais il aura fait un beau cadeau à Vincent : « J’avais repéré une magnifique congère sculptée par les vents. Je rêvais que le loup aille s’y jucher à un endroit précis. Et c’est ce qu’il a fait, en me regardant. Ensuite, il a dévalé la pente vers moi et il a disparu. Pour toujours. »

Source : Paris Match

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