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Ode à la Nature

Douce nuit, est le titre français d’une étonnante nouvelle de Dino Buzzati. Dans sa maison silencieuse, le mari tranquillise sa femme, qui vient de faire un cauchemar. Il lui montre, par la fenêtre, combien la soirée est sereine, combien le jardin est en paix. Cette paix est une illusion. Le jardin est le théâtre de violences proprement inhumaines dans les petits peuples discrets de la pelouse et des massifs : une taupe vient de croquer un grillon, un hibou d’empoigner un crapaud, les insectes s’entretuent…

Je pensais à cette histoire en découvrant, l’autre matin, le léger bombement témoignant qu’un campagnol avait tracé sa galerie tout le long du rang de pois semés la veille dans mon merveilleux potager et mangé toutes les graines. Et en constatant, sur les feuilles de basilic rongées jusqu’à l’os, l’efficacité des limaces.

J’ai la réputation d’aimer la nature. Je n’ose pas l’avouer à mes amis bergers, mais je rêve d’entendre un soir le hurlement d’un loup, près du chalet d’alpage que j’ai réparé dans la Vanoise, dans les prés inondés de fleurs que fréquentent les bouquetins, sous la surveillance dédaigneuse des gypaètes. J’observe, les yeux écarquillés, les improbables cigognes survolant Paris et se posant pour passer la nuit sur les toits de ma rue. Je trouve qu’il n’y a rien de meilleur qu’une tourte aux herbes sauvages. Mais bien sûr, comme tout le monde, je pense parfois qu’il y a un peu trop de nature, et un peu trop près.

La nature, nous la rêvons sauvage, mais nous la supportons domestiquée, docile, prévisible. Au fond, depuis que nous avons commencé à cultiver la terre, à faire la chasse aux mauvaises herbes et à poser des pièges à souris, nous considérons que cette nature a pour fonction principale de nous être utile et agréable. C’est si vrai que les gens sérieux ne parlent plus de protéger la nature pour elle-même, pour sa beauté et sa richesse, mais seulement en raison des services qu’elle nous rend.

Que reste-t-il d’ailleurs de sauvage, sur une terre où les hommes sont partout, et agissent, volontairement ou non, sur tout ? Le loup, que je rêve d’entendre hurler un jour, n’est qu’en résidence surveillée. Considéré par certains comme incompatible avec nos troupeaux, il fait l’objet de plans de tir. Les cigognes sont là parce que les amoureux des oiseaux leur ont aménagé des nichoirs dans tout l’ouest de la France. Elles portent, aux deux pattes, les bagues d’identification posées par ceux qui les ont capturées pour les recenser, les mesurer. Les gypaètes sont fraîchement réintroduits, après avoir été élevés en captivité. Repérés par leurs plumes savamment décolorées selon un code ésotérique, par la couleur de leurs bagues superposées et peut-être par la balise radio dont ils sont harnachés, ils ont chacun un nom, et leurs déplacements sont observés aussi attentivement que le portable d’Angela Merkel est écouté par les Américains. Les bouquetins protégés par le parc national de la Vanoise sont devenus si familiers, qu’on en vient à leur reprocher justement de n’être plus sauvages !

Alors que nous nous approprions de plus en plus le vivant, pour le détruire à coups de pesticides, de surpêche, de déforestations, ou pour le protéger en grand arroi de parcs naturels, de programmes de préservation ou de réintroduction, le sauvage n’est-il pas justement ce qui nous échappe ?

Le sauvage de chaque jour, c’est aussi le moustique qui attaque quand nous cueillons la roquette, et quand le martin-pêcheur nous survole dans un éclair bleu. C’est le limaçon découvert entre deux feuilles, malgré le rinçage. C’est l’alchimie quotidienne des relations entre les plantes, leurs pollinisateurs et leurs parasites, toute la chaîne des insectes qui s’entredévorent. Les histoires discrètes qui se jouent la nuit entre les hérissons et les vers de terre…

Il est donc tout à fait possible d’entrer dans le monde sauvage sans aller mourir en Alaska. Il suffit pour cela d’essayer de réussir un potager, de tenter de comprendre, pour s’en émerveiller, les aventures quotidiennes qui s’y déroulent entre toutes les formes du vivant, nous y compris !

François Letourneux *

Ancien directeur de la protection de la nature au ministère de l’environnement (1983-1992), ancien directeur du Conservatoire du littoral (1992-2004), président de l’Institut français de l’environnement (1998-2001) puis du comité français pour l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) (2005-2011). Depuis 2011, il est vice-président de l’UICN France et préside également la Fête de la nature. Auteur, avec Nathalie Fontrel, de Chroniques du vivant, Buchet-Chastel, 2014.

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A noter la belle référence finale au livre Into the Wild de Jon Krakauer.

association Le Klan du Loup

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