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La Bête du Gévaudan

Sur la piste de la Bête du Gévaudan

Randonnée dans les paysages de la Margeride et de l’Aubrac

Était-ce un loup solitaire ? Une meute ? Un chien énorme ? Une hyène ? Une créature diabolique ? Un homme ? Tout, on a tout entendu sur la fameuse bête du Gévaudan qui sévit entre 1764 et 1767, faisant une centaine de victimes. Et, aujourd’hui, on ne sait toujours pas. Ou, plutôt, si l’on ne sait pas ce que c’était, on sait ce que cela n’était pas. Nous en reparlerons. Le mieux est encore d’aller voir sur place, dans la Margeride et l’Aubrac, munis de godillots qui avalent les kilomètres et d’un Laguiole, au cas où la bête se réveillerait après plus de deux siècles de sommeil.

Sur les traces de la bête, davantage que notre sac à dos, c’est la géographie qui nous pose problème. Car, si la bête a eu le mérite d’avoir rendu célèbre le nom d’une province magnifique, le Gévaudan n’est plus. Cette ancienne province se répartit aujourd’hui entre la Margeride (Lozère, Cantal, Haute-Loire) et l’Aubrac (Lozère, Cantal, Aveyron). Débarrassé de ces angoisses géographiques, on peut enfin, l’esprit léger et le pas alerte, rejoindre Saint-Juéry, au nord-ouest de la Lozère, pour une première randonnée. Nous sommes dans une zone de transition entre la Margeride, terre de granit, de paysages de prairies et de forêts profondes, et l’Aubrac, terre de basalte, de vastes plateaux d’altitude et d’anciens volcans. Le village semble à l’écart du temps. Pour tout dire, en cette magnifique journée d’été, il semble même vivre au ralenti.

Dans les pas des pèlerins

C’est ici que, le 6 janvier 1765, une jeune femme du village, Delphine Courtiol, sortit dans son jardin. Mal lui en prit. Selon un document d’époque conservé aux archives du Puy-de-Dôme, « cette beste ly aperçut et fut à elle, la saizit par le col, luy a fait une ouverture aux mameles et luy a mangé la face ». Ce même jour, un peu plus tard, une jeune fille de Morsanges (Cantal), à quelques kilomètres de là, fera également une funeste rencontre. En cet hiver 1765, la bête n’en est pas à son coup d’essai. Une vingtaine de personnes ont succombé à ses crocs depuis qu’elle s’est manifestée officiellement pour la première fois le 30 juin 1764 aux Hubacs (sur la commune de Saint-Etienne-de-Lugdares, en Ardèche), dévorant Jeanne Boulet, une adolescente de quatorze ans.

Pour notre randonnée, nous irons justement jusqu’à Morsanges, avant de revenir à Saint-Juéry, foulant peut-être de nos pas les mêmes arpents que la bête en son temps. Nous rejoignons notre guide, Gonzalo, Galicien arrivé dans la région à l’âge de cinq ans, grand spécialiste des randonnées, de la faune et de la flore. Nous laissons à regret la majestueuse église de Saint-Juéry et le calvaire du XIe siècle, en pierre basaltique, pour longer les gorges du Bès. Premier arrêt devant des « crachats de coucous » : c’est ainsi que l’on appelle ce qui ressemble à des petites boules de coton accrochées dans le genêt. L’effet est magnifique. On en voudrait chez soi. La réalité est plus prosaïque : il s’agit de l’écume protectrice de la larve d’un petit insecte, le Cercope. Passons.

Oscillant autour de 1.000 mètres d’altitude, notre chemin semble balisé par de sublimes et hautes digitales, avec leurs clochettes violettes. Nous longeons le Bès, tantôt à découvert, tantôt en sous-bois. Partout nous apercevons des chaos de rochers. Gonzalo s’arrête soudain au bord de la rivière. Serait-ce un endroit où la bête a frappé ? Non, il a repéré une épreinte de loutre. Ça sent le poisson et l’huile de lin… Logique : l’épreinte n’est ni plus ni moins que l’excrément de l’animal et lui sert à baliser son territoire.

Plus loin, les hautes tiges des vipérines aux pétales bleus semblent nous saluer. Nouvelle pause pour observer une plante assez moche et marron, comme fanée : il s’agit de l’orobanche, un végétal sans chlorophylle, qui puise ici les éléments nécessaires à sa croissance dans les racines du genêt.

Après plusieurs heures de ravissement, pendant lesquelles nous n’avons croisé âme qui vive, Gonzalo décide de descendre au bord de la rivière pour déjeuner sur les blocs granitiques entre les marmites de géants. Au-dessus de nous, le « bec de l’aigle », un immense rocher, qui ressemble davantage à une tête d’Indien, monte la garde. Nous reprenons notre route, prenons de la hauteur et dépassons l’« Indien ». Nous arrivons sur un autre rocher, le Belvédère, qui offre une vue sublime sur la vallée du Bès, et apercevons, en face sur un plateau, les ruines du château d’Arzenc-d’Apcher. C’est dans les pâturages avoisinants, dans le hameau de Chabrier, que la bête a frappé le 28 février 1765, décapitant et dévorant une fillette de huit ans.

Certains parlent d’un loup, d’autres d’une hyène ou du diable. On ne sait pas. A l’époque, le mouvement des Lumières commence à se diffuser dans le royaume. Les gens éduqués ne croient plus aux sorciers et aux diableries. Alors que les Cévennes, au sud, sont marquées par leur engagement protestant dans la récente guerre des Camisards, les terres du Haut-Gévaudan sont restées fidèles au catholicisme. Les tensions religieuses sont exacerbées ; l’évêque de Mende et son clergé cherchent à ramener leurs ouailles dans le droit chemin. La bête est un châtiment divin, il faut retourner dans les églises et prier. En dépit de battues gigantesques, les militaires dépêchés par le roi et les chasseurs échouent. Les paysans doutent : si la bête est « divine », à quoi bon la traquer ? Une chose est certaine : elle disposait de moyens physiques ahurissants. Pire encore, elle semblait invulnérable, déjouant les pièges et les balles… Elle a même eu le don d’ubiquité frappant en même temps à des kilomètres de distance.

Nous en étions là, le jour suivant, de nos maigres réflexions au moment d’effectuer une nouvelle randonnée, cette fois sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, en partant de Nasbinals (Lozère). D’ici, nous ne sommes qu’à 1.396 km de l’arrivée. La bête n’aurait pas sévi dans cette région, mais la présence des loups a toujours beaucoup inquiété les pèlerins.

Les pierres de Gargantua

Nous allons donc, par monts et par vaux, suivant le GR 66 sur les hautes terres de l’Aubrac (environ 1.400 mètres d’altitude), parsemées de pierres, de murets plusieurs fois centenaires et de burons. Ces maisonnettes aux toits de lauze évoquent l’époque où les bergers trouvaient refuge dans ces pièces exiguës pour fabriquer et stocker le fromage et s’abriter de la burle, redoutable vent de nord-ouest qui fait tourbillonner la neige. Les buronniers ont disparu depuis peu, mais, fort heureusement, pas les superbes vaches d’Aubrac, à la robe fauve et aux yeux cernés de noir, comme trop maquillées.

Sur cette terre basaltique, la végétation est totalement différente de la Margeride. Ici, le lys martagon est déjà en fleur et la gentiane, qui met de cinq à dix ans pour fleurir, est omniprésente. Comme celles du genêt, ses fleurs jaunes « ponctuent » les étendues vertes. De temps à autres, les drailles, ces anciens chemins de transhumance délimités par des murets de pierres parallèles, découpent à perte de vue les pâturages en des lignes infinies. Le chemin de Saint-Jacques est assez emprunté pour que d’éventuels loups en liberté (deux ont été repérés dernièrement) ne s’y aventurent pas. Du coup, on cherche en vain les bêtes qui croqueraient les fesses des pèlerins. Les seuls carnivores que nous croisons sont des plantes : la grassette et la drosera, qui se développent dans les tourbières. Mais, à moins de s’asseoir dessus, et encore…

Nous arrivons à Aubrac, en Aveyron, minuscule village que dominent l’église (dont une partie date du XIIe siècle) et la Tour des Anglais, construite au XIVe siècle. L’église est un vestige du monastère-hôpital fondé en 1120 par Adalard, un noble flamand, au retour de son pèlerinage, pour remercier Dieu, en ce lieu de désolation, d’avoir échappé aux loups, aux brigands et aux tourmentes de neige. Nous laissons les pèlerins à leur route et coupons à travers les pâturages pour rejoindre Nasbinals.

A l’écart des sentiers balisés, des kilomètres peuvent s’écouler sans que l’on ne croise personne. Nous avons la même impression, le lendemain, en découvrant les paysages inouïs de la région des lacs, au sud de Nasbinals. Ce sentiment de douce quiétude n’est pas très surprenant : avec 14 habitants au kilomètre carré, la Lozère est le département le moins peuplé de France. Pas de route goudronnée en vue, ni de poteaux électriques ou téléphoniques : dans ce paysage sur grand écran et en technicolor, rien ne semble avoir changé depuis des siècles. Les pierres lancées par Gargantua sont toujours là, comme des galets figés sur des vagues vertes.

« Moi, je classe les animaux en deux catégories : ceux qui se mangent et ceux qui ne se mangent pas ! », avait rigolé un randonneur que nous avons croisé en voyant dans une vache autochtone une infinité de steaks. « Et ceux qui te mangent ? », s’était amusé notre guide. Finalement, sur ces monts arrondis couverts de pâturages, de prairies et de landes, nous n’avons vu ni loups en liberté, ni monstres, ni rien qui morde.

L’épopée de la bête s’est achevée le 19 juin 1767, lorsque Jean Chastel, paysan aubergiste, tua un loup énorme. Et l’histoire, officiellement, pris fin. Mais elle ne tient toujours pas debout. D’abord, une seule bête n’aurait pu agir la même journée à plus de 100 km de distance. Ensuite, « cela ne pouvait être un loup, explique Fabrice Tareau, directeur du parc des loups du Gévaudan. Les loups cherchent la facilité et ne s’attaquent pas à l’homme or la bête s’attaquait aux enfants et aux femmes, jamais aux moutons. En outre, le loup ne décapite pas ! Il devait y avoir une bête et un homme pour la cacher pendant les battues. Cela aurait pu être une hyène ». Selon de nombreux commentateurs, les « exploits » de la bête, quelle qu’elle soit, ont sans doute attiré quelques-uns des sadiques et pervers du royaume, comptant sur elle pour couvrir leurs propres méfaits. Comme toujours, l’homme est un loup pour l’homme…

Renaud Czarnes/Les Echos

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